Les lions c'est comme les souris : si vous en voyez un, il y en a probablement 10 !
- luciemcthel
- 11 juil. 2023
- 4 min de lecture
Tandis que j’étais dans le Limpopo, province du Nord-Est de l’Afrique du Sud, pour démarrer un protocole de Capture-Recapture Spatialement Explicite pour estimer des densités de lions, ma colocataire a dû faire face à une invasion de souris à la maison. J’ai trouvé le parallèle amusant, et vous allez comprendre pourquoi ! A première vue, il n’y en avait qu’une, mais en réalité, il y en avait beaucoup plus que ça…
La thèse de Jade Harris (Twitter et Instagram), dont je participe à l’encadrement dans le cadre du Lion Project, s’intéresse aux conséquences de la vie en réserve clôturée (pratique très courante en Afrique du Sud) sur le comportement spatial et social du lion. Afin d’étudier les interactions entre groupes familiaux (« prides » en anglais), elle doit dans un premier temps connaître le nombre de lions présents dans la réserve et identifier chaque groupe. L’un de ses sites d’étude est constitué de l’ensemble formé par Marakele National Park et Marataba Contractual National Park. Pendant trois mois, elle va y parcourir plus de 4000 kilomètres à la recherche des lions !
Estimer des densités de population
Une densité de population correspond à un nombre d’individus par unité de surface. C’est une mesure très utile car étant ramenée à la même unité de mesure, elle permet de comparer plusieurs populations entre elles. Dans le cas des grands carnivores, ces densités sont souvent très variables d’un endroit à l’autre, mais surtout assez faibles. On parle de 0,15 à 40 individus par 100 km2 pour le lion, par exemple. Or, ces valeurs sont particulièrement difficiles à obtenir car il est évidemment impossible d’observer chacun des individus d’une petite population sur une surface très vaste dont certaines régions ont une végétation dense, ou sont parfois inaccessibles. D’autre part, certains individus sont très forts pour éviter de se faire repérer !

Capture-Recapture Spatialement Explicite, la méthode*
Afin de contourner ces difficultés, il est possible d’utiliser les statistiques ! La SECR (« Spatial Explicit Capture Recapture » en anglais) est une méthode qui permet d’estimer une densité de population en prenant en compte le fait qu’on ne peut pas capturer chacun des individus de la population. Dans notre cas, et comme c’est bien souvent le cas aujourd’hui, il s’agit de capture visuelle et non de capture physique, ce qui signifie qu’on ne fait qu’observer les animaux (directement ou par le biais de pièges photographiques, par exemple). Cela passe par l’estimation de la probabilité de réobserver plusieurs fois un même individu selon l’endroit où on se trouve sur son territoire (on s’attend à trouver plus facilement l’individu au cœur de son territoire, où il est supposément plus actif et donc plus visible). Connaître cette probabilité nous renseigne sur son opposé, la probabilité de ne pas réobserver un même individu, et donc sur la présence d’individus jamais vus mais qui sont pourtant bien là. Vous voyez le parallèle avec les souris maintenant !
En pratique, le principe est de parcourir une distance suffisamment grande (ici, pas moins de 4000 km) à travers le site d’étude en suivant des routes définies de façon aléatoires afin d’observer et réobserver autant de lions que possible. On construit ainsi un historique de rencontre spatialisé individuel (qui est vu, quand et où) pour alimenter le modèle et calculer la densité de lions ainsi que son intervalle de confiance, soit la fourchette dans laquelle la valeur qu’on obtient a de fortes chances de se trouver. Mais pour cela, il faut pouvoir reconnaitre chaque lion…
Rencontre fortuite avec une des lionnes les plus âgées de la réserve, une mère et ses deux filles
Identifier les lions individuellement
Rien ne ressemble plus à un lion qu’un autre lion ? Détrompez-vous ! Il existe un certain nombre d’éléments qui permettent de différencier deux individus. Les plus évidents sont les marques distinctives, telles que les traces d’anciennes blessures (cicatrices, encoches au niveau des oreilles, ...). Mais ces marques ne sont souvent présentes que chez les individus qui sont assez vieux pour avoir gagné quelques cicatrices au combat. En revanche, un critère qui fonctionne en toutes circonstances, si tant est qu’on parvient à réaliser une observation suffisamment claire, est le parton d’implantation des moustaches ! En effet, il est unique chez chaque individu, tout comme notre empreinte digitale.
Pas évident de faire la différence, quand même...
Combien de lions, très bien ! Mais à quoi bon ?
L’estimation de la densité de population est une information capitale dans une réserve clôturée. C’est particulièrement vrai pour les grands prédateurs comme le lion, qui est responsable de la régulation des populations de proies. Si la densité de lions atteint une valeur trop élevée, le nombre de proies tuées sera trop important pour leur permettre de se maintenir. Au contraire si ce nombre est trop faible, les proies risquent de dégrader la végétation et à terme de causer leur propre déclin par manque de nourriture. Dans un environnement ouvert tel que le Serengeti, c’est aussi une information critique car elle informe sur la santé d’une population, sur sa façon de réagir à une perturbation (changements climatiques, pastoralisme ou anthropisation, par exemple) et donc sur d’éventuelles mesures de conservation à prendre afin d’assurer son maintien.
Un jeune lion baye aux corneilles, une lionne s'alimente sur une carcasse d'impala
Étudier les systèmes biologiques, qui sont des systèmes complexes, implique qu’une partie des informations n’est pas facile, voire impossible à obtenir. Afin de prendre en compte cette incertitude et éviter de tirer des conclusions erronées, les scientifiques utilisent des méthodes statistiques qui aident à estimer l’ampleur de l’information manquante. La méthode de Capture-Recapture Spatialement Explicite employée ici sur les lions repose sur l’identification individuelle des membres de la population pour estimer la probabilité de réobservation et à terme, la densité de population.
C'est tout pour ce mois-ci, à bientôt pour un prochain post !
Références
*Les éléments d’explication de la méthode de Capture-Recapture Spatialement Explicite sont tirés des cours donnés par Rob Davis pendant l'African Field School for Camera Trap Studies
Crédits photos: Lucie Thel, Jade Harris
Article fort intéressant comme toujours, qui me permet par la même occasion de mieux comprendre comment la population de léopards dans mon coin de pays (Karoo, montagnes du Swartberg) est estimée, car j'imagine que les stratégies déployées sont semblables. Je savais que les chercheurs utilisaient des pièges photographiques pour les étudier, mais je n'en savais pas plus. Où en est ta colocataire ? J'espère que sa demeure n'a pas été complètement envahie par les souris. Mais puisqu'il s'agit de ta colocataire, est-ce que cela ne signifie pas que vous vivez sous le même toit, et que tu es toi aussi affectée par ce déferlement de rongeurs ? Benjamin