Photos de famille chez les antilopes
- luciemcthel
- 29 oct. 2023
- 6 min de lecture
C’est le printemps qui commence à Wilderness, une saison propice au renouveau de la nature, et plus particulièrement… aux naissances ! Ce mois-ci je vous en dis plus sur mes activités de recherche avec une petite description de mon premier article de thèse, dans lequel je me suis intéressée à la détection de bébés sur des photos !
Sur la base de photographies prises entre 2010 et 2013 par plus de 200 pièges photographiques positionnés dans le Parc National du Serengeti (Tanzanie), j’ai évalué la capacité de volontaires à détecter la présence de jeunes de différents âges afin d’utiliser ces données pour étudier la distribution des naissances au cours du temps chez trois espèces d’antilopes.
La phénologie des naissances chez les antilopes du Serengeti
La phénologie des naissances a été le cœur de mon sujet de thèse, que j’ai réalisé entre 2018 et 2021 au Laboratoire de Biométrie et Biologie Évolutive de Lyon. La phénologie, c’est l’étude des phénomènes naturels périodiques (comme la floraison des cerisiers ou la migration des grues), de leurs causes et de leurs conséquences. Dans le contexte de la reproduction, la distribution des naissances est un phénomène régulé par de nombreux facteurs tels que la ou les périodes auxquelles la ressource alimentaire est disponible, ce qui aura des conséquences sur la croissance des jeunes, et donc sur leur survie.
Le Serengeti héberge une très grande diversité d’antilopes, qui présentent toutes des périodes de naissance spécifiques, variant selon le type de plantes qu’elles consomment, leur durée de gestation, les différentes techniques de chasse de leurs prédateurs, et de nombreux autres facteurs. Dans cette étude, je me suis concentrée sur le topi, le bubale et la gazelle de Grant, qui présentent chacun une distribution des naissances qui leur est propre. Si les femelles des topis ont toutes tendance à mettre bas sur une période très limitée entre Septembre et Décembre, au contraire, les femelles des bubales mettent bas toute l’année, tandis que les gazelles de Grant montrent un pic entre Janvier et Février avec quelques naissances dispersées tout le reste de l’année (voir l’article de Sinclair, Mduma et Arcese publié en 2000 dans la revue Ecology).
De gauche à droite : topi, bubale, gazelle de Grant et leurs jeunes
De nombreuses méthodes qui présentent des limites
Évaluer les périodes de naissances dans la nature n’est pas chose facile, et les différentes méthodes utilisées jusqu’à présent présentent toutes des limites. Observer directement les nouveau-nés dans la nature demande une présence continue sur le terrain; réaliser des dosages hormonaux chez les femelles pour connaitre leur date de mise bas est coûteux et ne peut s’appliquer qu’à une partie limitée de la population; identifier l’âge des fœtus à partir d’individus chassés est imprécis et bien évidemment limité aux espèces chassées, …
Développés depuis plusieurs dizaines d’année maintenant, les pièges photographiques permettent un suivi à grande échelle spatiale, ininterrompu et à long terme des populations d’animaux sauvages. A l’origine de la production de plusieurs dizaines de milliers de photos par an, cette méthode nécessite un très gros travail d’identification et de classification, qui ne peut pas être réalisé par les scientifiques seuls.

Snapshot et les sciences participatives
Le programme Snapshot Safari assure depuis 2010 un suivi photographique de la faune sauvage sur plus de 1 000 km2. Les milliers de photos prises par les pièges sont envoyées sur une plateforme en ligne où le grand public, c’est-à-dire des personnes qui ne sont pas des scientifiques, ont la possibilité de participer à la classification des images, en identifiant les espèces présentes, le nombre d’individus et leurs comportements, mais aussi la présence de jeunes. La question est donc de savoir si ces volontaires savent bien identifier un jeune. Mais d’abord un jeune, qu'est-ce que c'est ?
Identifier la présence de jeunes pour reconstruire la phénologie des naissances
Afin de rester simple et concis, la question posée aux volontaires sur la plateforme en ligne quant à la présence de jeunes sur les photos était simplement : « y a-t-il des jeunes présents sur cette photo ? ». Or, si l’on veut reconstituer la phénologie des naissances à partir de cette information, il nous faut identifier une catégorie particulière de jeunes, à savoir les nouveau-nés : plus un individu est jeune, plus il est facile d’évaluer sa date de naissance. Malheureusement, malgré des critères morphologiques tels que la taille, l’absence de cornes ou la couleur du pelage, il est très difficile d’identifier précisément l’âge d’une antilope sur une photo. Nous avons donc décidé de fixer la limite d’âge d’un nouveau-né à un mois : tant que le jeune a moins d’un mois, il rentre dans cette catégorie nous permettant d'estimer sa date de naissance avec une précision acceptable pour determiner la phénologie à l'échelle de la population. Sauf qu'un individu un peu plus vieux que ça ne rentre pas dans la catégorie précédente, mais est pourtant bien un jeune ! Disons donc qu’une deuxième classe d’âge intéressante, même si on ne peut pas s’en servir pour déterminer la date de naissance, regroupe tous les jeunes qui ont moins d’un an. Très bien, mais les volontaires ont juste identifié des « jeunes ». L’idée de ce travail était donc de voir si leur idée d’un jeune se rapprochait plutôt de la catégorie des nouveau-nés de moins d’un mois (idéal pour reconstituer la phénologie des naissances), ou bien des jeunes en général, de moins d’un an.
Comparer la classification des volontaires avec celle des experts
Pour nos trois espèces d’antilopes, les volontaires ont donc identifié la présence de jeunes sur chacune des photos disponibles. Puis deux étudiants et moi-même avons fait le même travail, mais cette fois en identifiant la présence de jeunes de moins d’un mois et de jeunes de moins d’un an en utilisant des critères morphologiques. Ces deux classifications ont par la suite été comparées à l'aide d'une méthode mathématique appelée équation d’estimation généralisée. Cela a permis de mettre en évidence le fait qu’en général, les volontaires ne se trompent pas dans leur détection des jeunes, mais que leur classification ne correspond strictement (c'est à dire à 100%) à aucune de nos deux classifications... plus précisément, les volontaires détectent efficacement quand il n’y a pas de nouveau-nés sur les photos, et au contraire, quand il y a des jeunes en général sur les photos. En revanche, ils ont plus de mal à faire la différence entre un individu de moins d’un an et un individu adulte, car plus les jeunes grandissent, plus ils ressemblent à leurs parents et sont donc difficiles à identifier.
Les perspectives de l’étude
Ainsi, il n’est malheureusement pas possible d’utiliser la classification des volontaires directement dans nos analyses car elle n’est pas assez précise. Pour améliorer cela, il faudrait préciser les classes d’âges que nous voulons qu’ils identifient, en fournissant des guides et des critères morphologiques, ce qui demanderait beaucoup plus de travail et d'entrainement aux volontaires ! Une autre solution serait de faire appel aux intelligences artificielles. Mais pour fonctionner, celles-ci doivent d’abord être entrainées, ce qui demande un très grand nombre (plusieurs milliers) de photos qui auraient été préalablement classifiées manuellement pour chaque espèce.
Finalement, au-delà du problème d’identifier efficacement les jeunes sur les photos, il faudra bien prendre en compte tous les biais inhérents au piégeage photographique. Un individu peut être pris en photo plusieurs fois à des endroits différents; l’âge de certains individus ne peut pas être identifié s’il y a trop d’animaux sur la même photo, comme c’est le cas des gnous qui se déplacent souvent en très grands groupes; certaines espèces telles que les impalas cachent leurs jeunes pendant quelques semaines après la naissance, ce qui réduit grandement nos chances de les capturer sur des photos; et bien d’autres encore...

Ainsi, la classification par les volontaires permet de réaliser un pré-tri des photos présentant des jeunes ou non et représente donc un gain de temps important dans le traitement des images par les scientifiques, qui reste néanmoins nécessaire. Pour l’heure, le piégeage photographique ne fournit pas des informations suffisamment précises pour étudier la phénologie des naissances chez les antilopes, mais cela reste un outil très utile pour déterminer a minima les périodes où des jeunes sont présents, particulièrement chez les espèces difficiles à observer. Si vous êtes curieux des détails, l’article publié (en anglais) dans la revue scientifique Wildlife Biology est disponible ici !
C'est tout pour ce mois-ci, à bientôt pour un prochain post !
Crédits photos : Lucie Thel, Snapshot Serengeti
C'est toujours un plaisir de lire tes articles écrits à la fois avec rigueur, pédagogie et simplicité. Il est ainsi accessible à tous les lecteurs. J'ai découvert avec émotion la plateforme de milliers de volontaires pour analyser les photos des animaux.
J'ai partagé l'article avec mes dernières promotions d'étudiants avec la conviction que ça va susciter certainement des passions.